Réflexion sur la notion de narrateur à partir des « Misérables » de Victor Hugo. Une introduction au concept de supra-énonciateur.
Mahrer, Rudolf
Le mémoire étudie la posture du narrateur dans « Les Misérables » (1862) de Victor Hugo. À partir d’une typologie des interventions du narrateur, le travail ouvre un questionnement sur la narration en fiction. L’étude envisage alors la possibilité d’introduire la notion de supra-énonciateur à l’analyse narratologique, afin de distinguer le narrateur racontant l’histoire, le narrateur composant et construisant le texte, et l’auteur.
Comme d’autres narrateurs, celui des « Misérables » est interventionniste. Il s’adresse fréquemment à son lecteur, s’en moque parfois, et commente le récit qu’il partage en désignant, par exemple, le livre en tant que tel. Pour comprendre les effets de cette narration sur le texte et le lecteur, nous avons réalisé une typologie regroupant 211 extraits et avons évalué la face discursive qu’ils révèlent du narrateur. La première catégorie évalue la prise en charge de la narration par le narrateur, la deuxième présente les commentaires du narrateur fragilisant la séparation entre la fiction et le réel, et la troisième catégorie rend compte des provocations du narrateur au lecteur. Cette typologie dévoile un narrateur en décalage avec les règles classiques de la fiction, car si l’immersion du lecteur est parfois mise en exergue, elle peut également être, l’instant suivant, mise à mal. Le lecteur s’interroge : qui parle ? La notion de supra-énonciateur, introduite en dernière partie, aide à y répondre. Toutefois, si cette notion permet de poser une figure responsable de la construction du texte, elle oblige également à considérer le caractère profondément paradoxal du narrateur, son hétérogénéité constitutive : il ne peut se définir en dehors du texte dont il est l’énonciateur.
Finalement, le supra-énonciateur, en tant qu’il est celui qui “supervise” l’ensemble d’un texte, invite à une réflexion sur le livre comme objet.
Migrance au féminin : La (re)construction identitaire à travers la scénographie dans les œuvres Le Baobab fou de Ken Bugul, Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome et Tels des astres éteints de Léonora Miano
Le Quellec Cottier, Christine
Ce travail se propose d’explorer la reconstruction identitaire des personnages féminins dans les œuvres Le Baobab fou de Ken Bugul, Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome et Tels des astres éteints de Léonora Miano. En s’appuyant sur les trois dimensions scénographiques essentielles – la voix narrative, la chronographie et la topographie – il s’agit d’examiner et de comparer comment ces protagonistes féminines naviguent entre différentes cultures et contextes géographiques pour redéfinir leur identité. Cette recherche s’intéresse à la manière dont ces identités complexes et en perpétuelle évolution se construisent au sein d’un entre-deux culturel, où le passé et le présent s’entrecroisent, unissant les expériences entre l’Afrique et l’Europe, pour façonner de nouvelles identités.
Avec et contre les mots. L'aveu d'échec chez Michel Leiris, Georges Perec et Claude Simon
Philippe, Gilles
et Escola, Marc
Ce mémoire s’intéresse aux œuvres de Michel Leiris, Georges Perec et Claude Simon en tant qu’elles sont représentatives d’une « passion de l’impossible » partagée par plusieurs écrivains du XXe siècle, ainsi que de la forme d’expression privilégiée, sinon la seule possible, de cette passion : l’aveu d’échec. Ce dernier, logé au sein même des mots dont il dénonce l’infirmité, permet aux trois auteurs de se libérer de leurs impuissances scripturales en ménageant un surplomb analytique, un point de vue détaché du sujet et du langage. Ce travail de mémoire postule qu’en ce procédé « avec et contre » les mots résident la signature et le modus operandi de la posture postmoderne, bâtie sur le démantèlement des illusions ontologiques, idéologiques et langagières et dès lors fondée sur la positivité de ses négations.
Controverses autour du « storytelling ». Critiques, usages et marchandisations de Christian Salmon à Alain Damasio.
Meizoz, Jérôme et Kaufmann, Laurence
"En trois parties, j'interroge dans ce mémoire la notion de « storytelling ». En commençant par éclaircir l’apparition et la diffusion de ce terme en francophonie (Christian Salmon, 2007), la première partie expose les positionnements critiques autour des controverses du storytelling : de la mise en garde contre ses pratiques à ses laudateurs, tout en passant par l’interrogation de l’usage même de ce mot.
Ensuite, j’ai profité de la formation journalière « Storytelling pour la durabilité » (Lausanne, 2024) pour mener un deuxième pan de la réflexion. Cette partie met en lumière les normes et les tensions entre les injonctions narratives du formateur et les pratiques des participant·es, des « professionnel·les de la durabilité ». De plus, une seconde section approfondit plus amplement l’interrogation quant à la légitimité du storytelling face aux théories littéraires.
Enfin, dans la dernière étape, j’analyse comment une œuvre contemporaine s’empare et détourne le « storytelling ». Le chapitre 3, « ""L’empuissantement"" par ""Les Furtifs"" d’Alain Damasio : de l’analyse de ses storytellings à sa diffusion » consiste en une lecture rapprochée de l’utilisation de la notion dans ce roman. Ma recherche se conclut avec une proposition originale : dégager de ce livre des storytellings – autrement nommés motifs – qui auraient les caractéristiques nécessaires pour se retrouver dans l’espace public, comme dans des manifestations pour le climat."
Merveilleux littéraire et merveilleux sonore dans trois opéras français (1686-1774) : étude des liens entre texte et musique
Michel, Lise
Ce travail porte sur le merveilleux dans l’opéra français des XVIIe et XVIIIe siècles. Il défend l’idée que le merveilleux sonore n’est pas produit, dans l’opéra, uniquement par la musique, mais toujours par une interaction entre la musique et le texte du livret. Il analyse dans cette perspective trois œuvres emblématiques de différentes relations entre le texte et la musique : Armide (1686) de Lully et Quinault, Zémire et Azor (1771) de Grétry et Marmontel, ainsi qu’Orphée et Eurydice (version française de 1774) de Gluck et Moline. Ces œuvres permettent d’observer des univers merveilleux variés (chevaleresque, féerique, mythologique) et de saisir l’évolution des conceptions du rapport entre texte et musique sur un siècle d’histoire de l’opéra français.
Appelé à être abandonné. La place des spectateurs dans les théories et créations de Roméo Castellucci
Michel, Lise et Rueff, Martin
Ce mémoire explore les points centraux de la démarche théâtrale de Romeo Castellucci, dont l’œuvre prolifique reste peu étudiée en dehors de sa dimension plastique. S’appuyant sur de nombreux écrits et entretiens, il met au centre de l’analyse le rôle que Castellucci attribue au spectateur, en se fondant principalement sur trois créations : Sur le Concept du Visage du Fils de Dieu (2010 : Essen), Bros (Lugano : 2021) et Bérénice (Montpellier : 2024). La réflexion aborde les concepts de présence, artificialité, fiction, vérité, la notion d’énigme, l’iconoclastie, la question du point de vue, la dramaturgie visuelle et les usages de la matérialité de la scène, afin de montrer comment Castellucci conçoit et produit un art dirigé vers un spectateur à la fois libre et responsable. Ce mémoire affirme la valeur d’un art qui offre des espaces-temps de tendresse : des moments sans rapport de force, où chacun est appelé à se confronter à soi, dans un abandon radical qui laisse comme seule réponse possible la créativité intime. Le devoir de la liberté… ou l’imperméabilité totale.
Émancipation féminine et héroïnes pieuses dans deux fictions médiévalistes : « La Passion selon Juette » de Clara Dupont-Monod et « La nuit des béguines » d’Aline Kiner
Corbellari, Alain
Dans une perspective médiévaliste, ce mémoire analyse deux romans historiques francophones contemporains écrits par deux autrices et mettant en scène des héroïnes féminines. Notre choix s’est porté sur des écrivaines qui basent l’intrigue de leur roman autour de la piété féminine dans l’Occident médiéval. L’étude comparative de ces deux œuvres de fiction permet d’esquisser des voies de compréhension concernant les choix créatifs des autrices. Bien qu’elles utilisent le médium de façons différentes, leurs textes véhiculent un même message : celui d’une émancipation de leurs héroïnes par la piété chrétienne. En effet, dans les deux livres, les personnages féminins principaux sont en porte-à-faux avec les autorités ecclésiastiques et laïques de leur époque : Juette trouvera un moyen de libération par la mystique et les protagonistes d’Aline Kiner par l’adoption du mode de vie béguinal. Notre travail se concentre sur différents choix effectués par les deux autrices pour élaborer leur roman historique. Nous y relevons comment leur texte, en présentant au lectorat une certaine vision du Moyen Âge dans lequel évoluent des femmes fortes et indépendantes, aborde finalement, en filigrane, des questions sociétales contemporaines liées aux luttes pour les droits des minorités.
« Ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous » Analyses générique, stylistique et rhétorique de "Le Consentement" de Vanessa Springora et "Triste Tigre" de Neige Sinno
Philippe, Gilles
Ce mémoire propose une analyse croisée de "Le Consentement" (2020) de Vanessa Springora et de "Triste Tigre" (2023) de Neige Sinno, deux œuvres autobiographiques de la littérature contemporaine qui affrontent l’expérience de l’abus sexuel. À travers une approche à la fois générique, stylistique et rhétorique, il s’agit d’interroger la manière dont ces récits dépassent la simple restitution factuelle pour se constituer en gestes littéraires et politiques. L’étude met d’abord en évidence leurs inscriptions contrastées dans le champ littéraire : "Le Consentement", marqué par un fort retentissement médiatique, a été largement reçu comme témoignage public, tandis que "Triste Tigre", couronné de nombreux prix, s’est imposé d’emblée comme jalon du canon contemporain. Elle analyse ensuite des choix d’écriture divergents : une continuité narrative et une retenue formelle qui rendent perceptibles les mécanismes de manipulation chez Springora, en contrepoint d’une fragmentation radicale, d’une crudité lexicale et d’un rapport ambivalent à la langue – entre refus de la sublimation et exigence littéraire – chez Sinno. Enfin, ce travail met en lumière la construction d’ethos distincts : Springora façonne une posture de vulnérabilité lucide, qui transforme le témoignage en démonstration accusatrice, tandis que Sinno revendique une sincérité radicale, traversée de doute et d’une interpellation directe du lecteur. En confrontant ces deux écritures du trauma, ce mémoire montre comment les autrices font de la littérature un lieu de résistance, où l’une érige la parole en outil de justice et de mise en garde, l’autre en instrument de déconstruction et de lucidité face au mal, redéfinissant ainsi les contours du témoignage littéraire contemporain.
Chanter les psaumes de Marot. Usages et imaginaire du psautier de Genève chez les auteurs évangéliques et réformés français du XVIe siècle
Doudet, Estelle
Le mémoire étudie la présence du psautier de Genève dans les œuvres de plusieurs auteurs évangéliques (Marguerite de Navarre et Rabelais) et réformés (Jean de Léry, Jean Crespin, Nicolas Pithou, Aubigné) français du XVIe siècle. Il s’attache en particulier à montrer la pertinence des notions d’identification, réactualisation et appropriation pour décrire les usages des psaumes par les auteurs ou personnages (réels ou fictifs) de ces œuvres. Ce faisant, il étudie la construction et la permanence d’un imaginaire du psautier de Genève. Du paratexte du recueil de Marot et Bèze jusqu’aux premières lueurs du XVIIe siècle (“Les Tragiques”), un imaginaire commun du psautier de Genève est retracé, qui rassemble des œuvres d’auteurs, de périodes et de genres bien différents. Le mémoire offre une riche bibliographie pluridisciplinaire relative au psautier de Genève et à sa réception, et propose un parcours d’histoire littéraire en grande partie inédit.
Les villages dans les poésies d’Émile Verhaeren et de C. F. Ramuz. Confronter deux figures de l’affirmation francophone
Rodriguez, Antonio
En partant du village et de son exploration esthétique à travers le paysage, l’énonciation et le vers libre, ce mémoire explore comment les poésies d’Émile Verhaeren et de C. F. Ramuz contribuent à l’élaboration d’une identité culturelle belge ou suisse romande.
La confrontation entre les paysages originels de Ramuz et ceux urbains de Verhaeren met en exergue l’harmonie paisible et naturelle du village de Ramuz face aux énergies de la grande ville industrielle. De ces premières considérations découle la question de l’énonciation où la diversité verbale de Verhaeren souligne la nécessité de partir pour la ville, tandis que l’usage dominant du présent chez Ramuz amène à une célébration du village dans sa cyclicité. Verhaeren introduit une voix lyrique surplombante, à l’exception des « Chansons de fou » pour révéler le sort funeste des campagnes. Chez Ramuz, le lyrisme impersonnel, manifesté par le « on » du poète et le « on » de la voix des paysans révèle une approche sensible et intime du village.
Enfin, la réflexion sur le vers libre suggère une volonté de rompre avec les normes classiques et françaises. Le rejet de l’alexandrin permet aux deux auteurs de gagner en expressivité. Le vers libre majoritairement pair et rimé de Verhaeren illustre la puissance des éléments naturels face à l’engourdissement villageois et amènent des montées émotionnelles révélatrices de la désolation des ruraux. Pour sa part, Ramuz utilise le vers libre pour décliner un village dans sa langue parlée, claudicante et maladroite.
À terme, ce cheminement dévoile le rôle que peut occuper la poésie dans la légitimation et la mise en scène d’une communauté.
Les fonctions du copier-coller dans la production du flash
Mahrer, Rudolf et Merminod, Gilles
Ce travail de génétique textuelle s’intéresse à l’usage du copier-coller dans la rédaction de brèves journalistiques élaborées à partir de dépêches d’agence. Il défend l’idée que ce geste scriptural, fréquemment stigmatisé, constitue un outil essentiel de l’écriture journalistique, particulièrement dans des conditions de production contraintes.
L’étude s’appuie sur un corpus de cinquante brèves rédigées par cinq journalistes de la RTS, dont les processus de travail ont été enregistrés et analysés. Elle met en évidence les différentes fonctions que peut remplir le copier-coller et montre que les scripteurs élaborent des stratégies variées en fonction de leurs habitudes et des contraintes de leur activité. L’analyse révèle également les ajustements lexicaux et syntaxiques apportés aux segments copiés, leur rôle dans la construction de la brève, ainsi que leur impact sur la vitesse rédactionnelle.
Ces résultats permettent de nuancer l’idée reçue selon laquelle le copier-coller appauvrirait nécessairement la qualité du texte ou l’efficacité du journaliste. Au contraire, ils soulignent son rôle central dans une pratique d’écriture intertextuelle où se combinent fidélité à la source et réélaboration créative.
Réconcilier l’Histoire et l’histoire par le merveilleux ? Le potentiel vulgarisateur de la fantasy historique et ses limites à travers l’exemple des Lames du Cardinal de Pierre Pevel
Wahlen, Barbara
Ce travail de mémoire s’intéresse au sous-genre littéraire contemporain de la fantasy historique. Son appellation, en apparence paradoxale, suggère un mariage improbable entre la fantasy, caractérisée par le surnaturel banalisé, et notre Histoire. Dans ce travail, nous menons une étude ciblée sur l’œuvre d’un auteur français reconnu de ce sous-genre : Pierre Pevel. En faisant dialoguer ses trois trilogies de fantasy historique parues entre 2000 et 2015 (avec un focus sur "Les Lames du Cardinal", dont l’action se déroule dans le Paris de 1633) , nous décortiquons un exemple des relations ambiguës entre ces deux pôles apparemment incompatibles qui constituent la fantasy historique. Notre étude se divise en deux volets complémentaires. Le premier analyse la présence étonnante et conséquente d’une Histoire factuelle comme toile de fond et contenu d’un récit de fantasy. Le deuxième met en perspective l’hypothèse complexe d’une forme de vulgarisation historique à l’œuvre dans les romans de Pevel. À une époque qui voit l’Histoire faire l’objet de réinterprétations et réappropriations de plus en plus diverses et multiples, notre travail conclut sur l’importance d’un pacte de lecture clair pour les œuvres dites « historiques ».
« Mais réfléchissez, réfléchissez, vous êtes sur terre, c’est sans remède ! » Une lecture écopoétique de « l’absurde » chez Camus, Sartre et Beckett
Sermier, Émilien
Dans le contexte francophone, les années 2010 voient émerger une critique moderne qui tend à révoquer le dualisme nature/culture à l’instar de Philippe Descola. Pierre Schoentjes, Michel Collot, ou encore Lawrence Buell invitent à se défaire de l’anthropocentrisme pour réfléchir à cette question écologique. Ce mémoire propose alors de concilier l’étude environnementale avec l’analyse littéraire. Les textes de Camus, Sartre ou encore Beckett, seront étudiés à l’aune de l’approche écopoétique qui place l’environnement et la nature au centre de la réflexion.
Certaines œuvres, déjà au milieu du XXe siècle, témoignent d’une relation complexe entre l’homme et la nature. Elles offrent alors une vision qui, par moment, dépasse l’anthropocentrisme et reconnaissent une subjectivité, voire une agentivité à des éléments naturels. Après les deux Guerres mondiales, une crise de sens voit le jour, remettant en question les instances politiques, religieuses et scientifiques, ainsi que la place de l’homme dans cet environnement. La nature devient alors un lieu d’exploration de ces thèmes, révélant la quête de sens chez chacun et l’absurdité de l’anthropocentrisme. Quels sont les rapports entre l’humain et le reste du monde vivant ? Comment l’écriture rend-elle sensible la relation du personnage à la nature ? Quels sont les procédés, thématiques et stylistiques, permettant de rendre compte d’un monde considéré comme « absurde » ? Comment et en quoi la nature participe-t-elle à l’élaboration de ce monde ?
Étude de la poétique du comique chez Jules Verne : entre science ludique, figures maniaques et savants distraits
Corbellari, Alain
Mon mémoire réévalue la place du comique chez Jules Verne en montrant qu’il ne relève pas d’un agrément marginal, mais d’un dispositif poétique et cognitif qui structure les "Voyages extraordinaires". S’appuyant sur un corpus essentiellement romanesque, complété par la pièce fantastique "Voyage à travers l’impossible", l’analyse articule poétique, théorie du comique, histoire des savoirs et sociocritique pour éclairer la fonction épistémique et critique du rire. Elle en dégage trois pôles opératoires : une « science ludique » qui instruit en amusant ; la maniaquerie savante, où l’excès tourne au grotesque et satirise le scientisme ; la figure du distrait, dont le décalage ontologique produit une interrogation méta-discursive sur le savoir, la mémoire et l’imaginaire. Il en ressort que l’humour vernien, loin de s’opposer au sérieux didactique, en est le vecteur : il dynamise la transmission, fissure les certitudes positivistes et humanise la science par l’ironie.
Faire "la langue soiche bien soner". La fabrique de l'"Isopet de Lyon"
Maffei Boillat, Stefania et Sultan, Agathe
Ce travail a pour objet d’étude l’"Isopet de Lyon", un recueil de 60 fables ésopiques contenues dans un seul manuscrit, le ms. PA 57 conservé à Lyon et daté de la fin du XIIIe siècle. Celui-ci est bilingue : il met en regard la source-texte latine (l’"Anonyme de Nevelet", XIIe s.) et l’adaptation française des deux côtés de chaque miniature. Tant le manuscrit que le recueil soulèvent de nombreuses questions : codicologiques, scriptologiques, linguistiques, génériques, littéraires, de réception et de translation. Ce mémoire transversal enquête sur tous ces axes en partant toujours de l’objet et les fait dialoguer pour saisir au mieux la complexité de la « fabrique ». Au cœur trônent une sélection de fables et le prologue dont les traductions en français moderne sont inédites. Encadrées par une première partie philologique et une seconde plus littéraire, ces fables sont mises en valeur tant par leur langue (la "scripta") que par leur style et leur amplification due à la "translatio". En effet, le transfert du latin au français implique un changement de langue, mais aussi une transposition d’un moyen d’expression vers un autre et d’un legs du passé vers le présent. Aux conséquences inhérentes aux procédés de la "translatio" vient s’ajouter l’ambition littéraire de l’auteur qui cherche à séduire son lecteur, à mieux conter et à « faire "la langue soiche bien soner" ».
La poésie à l’ère des réseaux sociaux. Productions et interactions d’un genre littéraire en contexte multimédia
Rodriguez, Antonio
Ce mémoire étudie les mutations de la poésie à l’ère des réseaux sociaux, en interrogeant la manière dont les pratiques d’écriture, de lecture et de diffusion se transforment au contact des dispositifs numériques. Ces espaces multimédias favorisent et déplacent des traditions poétiques existantes — oralité, performance, lyrisme, sociabilité, entre autres — tout en les soumettant à de nouveaux régimes d’attention et d’exposition. À travers l’analyse des usages poétiques d’Instagram et de TikTok, il s’agit de comprendre comment la poésie s’inscrit dans un environnement où la visibilité, la performativité et l’instantanéité conditionnent les formes de création.
L’étude mobilise un cadre interdisciplinaire pour analyser la tension entre culture du livre et culture de l’écran. L’examen des "Fleurs du mal" de Baudelaire éclaire la circulation des classiques poétiques sur les réseaux sociaux, entre remédiation (Bolter & Grusin, 1999) et appropriation populaire du canon scolaire. Cette perspective met également en évidence les pratiques numériques contemporaines : Morgane Ortin sur Instagram et Lémofil sur TikTok s'approprient certains codes poétiques en fonction des logiques numériques, leur ethos (Meizoz, 2009) contribuant à établir un rapport intimiste à leur lectorat.
Enfin, l’étude met en évidence les enjeux d’une nouvelle génétique textuelle et d’une patrimonialisation en réseau : le poème se déploie en états successifs (Lebrave, 2009) et en relations esthétiques (Schaeffer, 2004), soumis à la temporalité fluide des plateformes. La poésie des réseaux sociaux inaugure ainsi un déplacement du poétique vers un espace d’expérimentation collectif et transitoire, où la circulation et la réitération des fragments assurent, paradoxalement, une forme de persistance du langage malgré l’algorithme.
Le royaume de la mère morte : l’identité juive dans le deuil chez Albert Cohen et Marcel Proust
Rodriguez, Antonio
Constatant que du creux naît toute littérature, ce mémoire interroge le deuil maternel chez Albert Cohen et Marcel Proust, et son rapport à l’identité juive. En croisant psychanalyse, philosophie juive et analyse littéraire, il montre comment la mort de la mère ouvre une béance à combler, où s’entrelacent le sujet, le langage et la foi.
Chez ces deux auteurs, la mère est juive – et, selon le principe de la matrilinéarité, elle transmet l’identité au fils. Sa disparition dépasse ainsi la seule perte affective puisqu’elle devient également perte d’origine, d’appartenance et de sens. Au sein d’un judaïsme que l’on qualifie de domestique dans son intime transmission, la mère de Cohen incarne la filiation et la fidélité aux racines. À travers l’étude approfondie de son œuvre, se déploie une écriture qui se fait prière, supplique adressée tour à tour à la défunte, à l’antique Israël et à Dieu. Du côté de chez Proust, le judaïsme de Jeanne Weil affleure de manière indicielle dans la structure même de la Recherche, où le deuil s’envisage comme un véritable travail de mémoire.
Une plaque tournante émerge alors : de Texte-tombeau à Texte-berceau, puis Texte-temple, l’écriture devient le seul lieu où la mort se retourne en fécondité. La littérature s’y dresse face au sacré, non pour le contester, mais pour le prolonger. En ce sens, l’étude interroge moins la mort elle-même que la façon dont l’écriture lui résiste, là où, à l’image des fondements de l’histoire juive, le deuil n’est pas clôture mais passage. Du double orphelinat, celui d’une mère et d’une terre, surgit enfin le besoin de refonder le monde dans la langue, en réconciliant l’exil et la filiation, la perte et la création.
Se faire berger, entre expériences et représentations.
Le choix d’un métier paysan dans Berger sans étoiles – à cru [1984] de Jean-Pierre Rochat et
Estive [2007] de Blaise Hofmann
Lachat, Jacob
Ce travail interroge la notion d’authenticité dans la représentation littéraire du monde rural, à travers deux récits contemporains d’« écrivain berger » : Berger sans étoiles – à cru [1984] de Jean-Pierre Rochat et Estive [2007] de Blaise Hofmann. En retraçant brièvement l’évolution de la figure du paysan dans la littérature et de l'écrivain-paysan, depuis la rupture inaugurée par La Vie d’un simple (1904) d’Émile Guillaumin jusqu’aux écritures rurales du XXIe siècle dans
lesquelles s’inscrivent les œuvres de Jean-Pierre Rochat et Blaise Hoffman, ce mémoire montre que l’expérience du travail agricole ne garantit pas à elle seule l’authenticité de son récit : cette dernière se construit discursivement à travers l’ethos que se façonne chaque auteur.
En effet, ces deux récits de travail servent des fins différentes : Jean-Pierre Rochat, jeune citadin devenu paysan, fait de sa première expérience bergère une vocation corporelle et existentielle dont le récit vise à légitimer sa place au sein du monde agricole. Au sein du texte, l’auteur-narrateur se construit donc un ethos de berger passionné et libre naturellement amené à devenir paysan. À l’inverse, Blaise Hofmann est un écrivain issu du milieu rural ; milieu dont il s’est
éloigné par ses études. Son unique estive est pour lui un véritable matériau littéraire : c’est en faisant le récit de son expérience saisonnière de moutonnier qu’il se construit un ethos d’écrivain « du terrain ».
Ainsi, l’authenticité de ces deux représentations pastorales contemporaines réside dans la tension entre l’expérience choisie et le récit de celle-ci. Outil de légitimation identitaire et littéraire, mais aussi de différenciation, le récit révèle donc deux manières singulières de se représenter sur l’alpe et de mettre en scène l’authenticité d’une expérience de berger.